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IN MEMORIAM CLAUDE MIGNOT (1943-2023)

Claude Mignot
Annonce
Le Lundi 18 décembre 2023 de 00h00 à 23h59
Claude Mignot nous a quittés le 13 novembre 2023. Lors de ses obsèques en l’église Notre-Dame-de-Lorette le 20 novembre dernier, Alexandre Gady lui a rendu cet hommage, auquel s’associent les membres du Centre André-Chastel.

IN MEMORIAM. Claude Mignot (1943-2023)

En nous tenant ce matin autour du cercueil de Claude Mignot, afin de lui rendre un hommage plein de respect et d’amitié, nous essayons de combattre la vive douleur qu’a provoquée en nous l’annonce de sa mort. Collègues, élèves, amis, admirateurs…, tous ceux qui ont eu la chance de le connaître mesurent combien la perte de cet homme exceptionnel est accablante. Pendant plusieurs mois, il a tenu tête à la Camarde, avec une force et un détachement qui nous ont fait croire qu’elle n’aurait pas le dernier mot, que l’inévitable passerait son tour. Touchante naïveté qu’explique seule notre tendresse.

Il y a plusieurs Claude Mignot, bien sûr, et chacun pense ici à l’un d’eux, mari, amant, père, grand-père, ami, professeur... Pour nous, il était d’abord membre de l’Université, qui n’est ni une institution, ni un édifice, comme l’a rappelé Simon Leys, mais d’abord une assemblée de l’esprit. Claude avait choisi, au sortir de ses études supérieures, l’histoire de l’architecture : en mettant sa pénétrante intelligence, sa sensibilité et sa passion au service de cette déesse exigeante, il aura contribué durant un demi-siècle au rayonnement d’une discipline qu’il incarnait avec noblesse. Aujourd’hui, l’histoire de l’architecture est en deuil, et avec elle la République des savants qui, en France et en Europe, aimait Claude et lui avait ménagé une place de choix, en son cœur.

Par ses nombreux et riches travaux, Claude Mignot prend place dans la grande galerie des dix-septiémistes français qui, d’Henry Lemonnier à Antoine Schnapper, illustrent la discipline à travers le siècle : son portrait scientifique, que j’imagine volontiers marqué de son fin sourire, occupe désormais le dernier trumeau de cette galerie de famille, une famille où les liens sont ceux, non du sang, mais de l’esprit. Claude restera dans les mémoires pour ses études fondamentales sur Pierre Le Muet, le sujet de sa thèse mais aussi de son dernier livre, tour et détour ; sur François Mansart, le plus bel artiste des maîtres d’œuvre du Grand Siècle ; ou sur l’art de bâtir dans la France de Louis XIII, avec sa théorie d’hôtels et de châteaux, de villes et de maisons, qu’il connaissait intimement. Quel réconfort qu’il soit avec nous, pour toujours, chaque fois que l’on admire, par-dessus les toits, le dôme si bleu, si calme, du Val-de-Grâce.

Normalien, agrégé de lettres classiques, ancien pensionnaire de la villa Médicis, professeur des Universités, titulaire de la chaire d’architecture moderne de la Sorbonne : le cursus honorum de Claude Mignot ne laisse pas d’impressionner, et rappelle combien il a été, d’abord, un beau fruit du système académique républicain, quand celui-ci croyait encore à ses missions fondamentales – c’était il y a quelque temps déjà. Mais peindre Claude Mignot sous ses atours officiels, revêtu de la lourde toge noir et jaune de la faculté des Lettres, c’est non seulement trop peu dire, c’est surtout manquer l’homme qu’il était fondamentalement.

Il est inutile ici, sans doute, de rappeler ses qualités intellectuelles, son sens de l’analyse et de la synthèse qui, à un moment ou à un autre de nos carrières et de nos discussions, nous ont tous frappés. Son commerce intellectuel était aussi stimulant que, parfois, décourageant : comment atteindre à la même clarté, à cette même élégance de la pensée ? Pourtant, il n’était jamais ni suffisant, ni arrogant, deux traits souvent répandus chez les esprits supérieurs. Il ne vous corrigeait pas, il vous accompagnait : chacun se souvient de sa manière si délicate de vous rendre un texte qu’on lui avait soumis, la façon dont il vous disait « qu’il n’y avait presque rien » à redire, qu’on était libre de prendre quelques-unes de ses suggestions, tout en vous tendant votre pauvre article entièrement raturé et barré, avec de grandes flèches entre les paragraphes, remettant en ordre ici la pensée, là le style. Tel était Claude, le professeur élégant et juste qui, avec un tact infini, prenait toujours soin de son interlocuteur, élève ou collègue. S’il devait recevoir un surnom, à la manière de nos anciens rois, ce serait Claude le bienveillant.

Il pratiquait une histoire de l’art ouverte, précise et tolérante : il n’était enfermé dans aucune querelle ou idéologie, aucune de ses distorsions qui soutiennent des théories aussi brillantes que fausses, aussi médiatiques qu’éphémères. Prudent, attentif aux documents comme aux édifices, ennemi des surinterprétations et des attributions gratuites, il se tenait ferme au mât de l’esprit scientifique, sans céder aux sirènes des modes du moment. Quand l’écume des agitations contemporaines et la mousse des postures auront passé, comme elles passent toujours, l’œuvre scientifique demeurera comme le roc après le reflux de la mer, telle une rassurante certitude, d’une puissance obtenue non par la force, mais par une douce rigueur.

Aucun jeu d’égo, aucune perversité n’embarrassaient ses rapports aux autres, autre exception dans un monde universitaire parfois décevant. En trente ans, je ne l’ai jamais vu en colère, ni dégoiser sur un collègue : Claude Mignot était un homme sans haine et sans ennemi, sans rancune non plus. Cette infinie patience des autres lui donnait une supériorité sur bien des collègues, moi le premier. Certains ont pu croire à une trop grande discrétion, à un manque d’ambition : quelle erreur ! Ses passions étaient ailleurs. Car l’amoureux de l’architecture était aussi un amateur de peintures et d’estampes, de cinéma, et par-dessus tout de littérature. Entrecroisant tous ces fils, il donnait à ses études une profondeur et une vision élégantes, avec un sens des formules et des titres ornés de volutes et de contrepoints. Cet humanisme s’étendait à ses rapports aux femmes, car Claude a aimé les femmes, au plus beau sens du verbe. Je ne suis pas sûr qu’elles soient « l’avenir de l’homme », comme le chantait naguère un poète égaré en politique : il pensait plutôt, avec tous les hommes lucides sur la faiblesse du sexe fort, qu’elles sont surtout la meilleure part d’eux-mêmes.

Comme tous les véritables historiens de l’architecture, Claude ne pouvait s’enfermer dans une époque. Ainsi, son premier grand livre, trop peu lu, aura été consacré au xixe siècle : cette synthèse ambitieuse s’inscrivait dans le grand moment de défense et de redécouverte de ce siècle maudit, parfois génial, souvent bavard, défense qui irrigua l’histoire de l’architecture dans les années 1970 et 1980, autour des combats pour les Halles de Baltard et la gare d’Orsay. Par-là, Claude Mignot devait naturellement affronter la question du patrimoine, les historiens de l’architecture travaillant sur une matière éminemment fragile, sans cesse menacée. Fervent soldat de l’Inventaire créé par André Chastel, son maître, il devait passer avec souplesse de la monographie à la typologie, de l’architecture à l’espace urbain, de la question des matériaux au décor intérieur, du plan au volume, pour comprendre, pour aller au cœur de l’architecture. État d’esprit qui l’amena forcément à se mesurer aux différents chocs patrimoniaux, celui de l’abandon, celui du mépris, celui du vandalisme enfin, avec son hideux visage satisfait.

Italien de cœur, comme tous les historiens de l’art, Parisien amoureux de sa ville, sur laquelle il a publié une fine « grammaire » des façades, Claude devait s’engager, un mot galvaudé mais pourtant juste, pour la défense du patrimoine bâti, dans des expériences aussi diverses que celle de l’association Momus, facétieux rassemblement d’esprits forts qui publiait un fanzine alors très lu, dans le monde d’avant internet, au Crotoy, où son combat du pot de terre devait l’emporter contre le pot de fer, faisant mentir La Fontaine ; et plus tard, en présidant aux destinées de l’honorable Société historique du IXe arrondissement, quartier où il habitait et qu’il aimait tendrement. Passé de la montagne Sainte-Geneviève à la Nouvelle Athènes, via Montparnasse, il retrouvait là son cher xixe siècle, le Paris de Balzac et de Delacroix : il est heureux que cette cérémonie se déroule dans l’admirable leçon d’architecture, dans ce chef-d’œuvre d’intelligence architecturale qu’est Notre-Dame de Lorette, église où se mêlent les eaux vives de l’Antiquité et de la Renaissance italienne.

Je ne veux pas finir ce matin cet hommage trop bref sans me remémorer la dernière conversation que nous avons eue, il y a quelques semaines, dans un hôpital parisien. Alors qu’il venait de m’exposer l’idée d’un nouvel article, j’évoquais un énième et chimérique projet d’acquisition d’une maison dans une petite ville de l’ancienne France ; Claude me demanda, évidemment, de lui en dessiner le plan. Quand j’eus finis mon croquis, il me déclara, l’œil pétillant, qu’il voulait acheter cette maison avec moi, et que nous pourrions ainsi continuer de nous voir, poursuivre nos discussions comme nos promenades architecturales, un bel posto, un bel paese. Cet enthousiasme m’a bouleversé, mais aussi édifié : alors que la bête hideuse prospérait en lui, meurtrissant toujours plus son corps sans force, son énergie vitale était intacte et sa faculté de faire des projets toujours aussi ardente. Nul déni ou chimère dans cette attitude, seulement l’application du principe stendhalien : « Puisque la mort est inévitable, oublions-la. » Quelle douce leçon, la dernière de mon maître auquel je dois tant.

Tel était Claude Mignot, dont l’esprit, j’en suis sûr, demeurera en nous, comme demeurera la joie de l’avoir connu et d’avoir pu, grâce à lui, devenir meilleur.

De tout cela, devant son cercueil, je voulais rendre grâce.